Relecture de la 21e édition par Arnaud Alibert - La Croix
Arnaud Alibert, rédacteur en chef à La Croix
Relecture des échanges du 17 novembre 2023 à la lumière des évangiles par Arnaud Alibert, rédacteur en chef à La Croix
Une relecture est une traversée, non pas un sommaire ni un relevé de toutes les interventions. L'objectif est ici d’essayer de déceler la trajectoire de la journée vécue, une journée extrêmement dense et très forte.
Commençons par le thème : « LE TRAVAIL SENS DESSUS-DESSOUS »,
Y aurait-il un sens caché à cette question ? A quelle situation fait-elle référence ? En quel lieu ? En quel temps ? Sommes-nous au temps du tohu-bohu, avant la Création, ce temps où la loi de la fabrication est la suivante : la Parole de Dieu crée en distinguant, en séparant comme c’est indiqué dès le 1er chapitre de la Bible ?
Sommes-nous plutôt au temps de l’Apocalypse pour lequel Jésus prophétisa : « il ne restera pas pierre sur pierre » ?
À moins que ce soit tout simplement déjà un temps de résurrection, où la vie est plus forte que la mort, où nos certitudes sont renversées par la résurrection du Christ, et les tombeaux ouverts ?
Pour relire cette journée, je propose la clé suivante : dès le départ, nous devons accepter de nous dire désorientés ; nous avons besoin d’une boussole, nous avons besoin d’une étoile polaire. Cela a été dit à plusieurs reprises, en particulier chaque fois que l'on a abordé la question de la raison d’être des entreprises. Cette raison d’être s’est effectivement très vite révélée impropre à répondre à la question du sens du travail. Pourquoi ? Parce que l’écrin dans lequel est posé le travail ne suffit pas pour en donner le sens ; au mieux on trouve une utilité, une fonction. Un consultant dira « l’homme s’épanouit dans un collectif » mais cela reste encore assez vague. Jean-Baptiste Barféty a fait ce constat : 59 % des moins de 35 ans sont prêts à changer de travail pour plus de sens ; 43 % de tous les actifs.
Très vite, 2 mythes sur le travail sont tombés et ont comme libéré l’espace de la réflexion.
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Le 1er mythe c’est le travail fondé sur son étymologie : « tripalium », instrument de torture. Heureusement, cela n’a pas été évoqué et est resté à la marge, donc on s’est tout de suite mis dans une vision positive du travail.
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Le 2éme mythe est celui de la grande démission. Il est tombé sous plusieurs coups de boutoir :
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Celui que nous avons le plus en mémoire c’est la fraîcheur du témoignage des jeunes en début d’après-midi ; avec Jasmine Manet, directrice générale de Youth Forever qui dit : « on n’a pas plusieurs carrières dans une vie, on a plusieurs carrières en même temps ». Arthur Auboeuf, co-fondateur de Team for the Planet, semblait se réjouir effectivement d'avoir 100 000 heures de travail devant lui. Cette énergie des jeunes fait peut-être écho à cette parole de Jésus quand il parle du Royaume : « Celui qui regarde en arrière n’est pas digne du Royaume ». Ces jeunes nous invitent à aller de l’avant.
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Même s’il n’y a pas de grandes démissions, il y a quand même un problème. Patrick Martin, patron du Medef, nous a partagé son souci de l’absentéisme des jeunes. Jean-Baptiste Barféty avait parlé d'une chose étrange vécue en Chine : « la fête des démissions ». À creuser.
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Jean-Dominique Sénard a abordé la question du désengagement des jeunes : « le travail est important dans ma vie » pour 23 % des Français aujourd’hui - ce qui n’est pas mal- mais nous étions 60 % à le dire il y a 30 ans à peine. Sur ce thème-là pointe quand même une espérance : l’entreprise a une très forte crédibilité : c’est une conviction qui a été donnée par Jean-Dominique Sénard et reprise aussi par Patrick Martin.
Alors, avec tout ça, on a pu accueillir en fin de journée cette parole du Pape : « Le sens du travail, c’est vous » ; cette parole est venue comme donner raison à la journée, nous inviter à réfléchir à ce que l’on fait. Car réfléchir à ce que l’on fait dans le cadre du travail, c’est réfléchir à qui on est ; et pas seulement. C’est réfléchir au monde où nous vivons ; c’est un des éléments qu’on peut retenir de cet interview d’Olivia Grégoire, ministre des PME.
Affrontons la question centrale : où chercher et où trouver le sens du travail ?
Plusieurs hypothèses ont été abordées dans la journée, j’en ai retenu quatre :
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D’abord dans l’objet fabriqué ou le service rendu. Jésus dit à un moment donné face aux pharisiens qui ne veulent pas le croire : « Si vous ne me croyez pas, croyez mes œuvres ». La preuve par le fruit !
Le maire d’Écully, Sébastien Michel, a parlé du sens du travail dans sa commune, un sens à aller chercher dans l'esprit de service public plus que dans le salaire.
Poétique, Florent Touchard, chef d’une entreprise de service de restauration dans les établissements sanitaires et sociaux, trouve le sens de son métier dans cette formule qu’il donne à ses équipes : « manger bon, bien et beau » ; on touche presque à des universels de la métaphysique médiévale : le bon, le bien, le beau. -
La 2ème hypothèse est qu’on trouve le sens du travail dans les valeurs ; Jésus n’écarte pas cette question de la valeur ; À ceux qui se préoccupent de leur journée chargée, de leurs agendas compliqués (un terme que n'emploie pas Jésus, certes) le Christ dit : « Vous valez plus que tous les moineaux du monde ».
Thierry Dusautoir, un docteur de l’esprit d’équipe, selon la formule audacieuse mais juste de François Morinière, va donner les 3 valeurs du rugby, dans une interview accordée à La Croix Hebdo : « les valeurs du rugby sont l‘esprit de groupe, la solidarité et la convivialité. » -
La 3ème hypothèse : le sens du travail se trouve dans le temps qu’il laisse à l’homme ; et là c’est un flottement qui nous a troublé plusieurs fois dans la journée : est-ce que, au bout du compte, le sens ne serait pas extérieur au travail ? Dans ce cas, le travail serait comme un non-sens nécessaire. Cette hypothèse sera en définitive réfutée en cours de journée ; elle n'a servi que d'aiguillon, comme pour jouer à se faire peur.
Bénédicte Tilloy, experte auprès du Lab Welcome to the jungle, reconnait qu’on ne se définit plus par son identité professionnelle. À la question « Faut-il se focaliser sur le rugby à 100 % ? » (Traduisons pour nous : « faut-il se focaliser sur notre travail à 100 % ?), Thierry Dusautoir répondait : « Non l’équilibre pour moi est essentiel. Ce qui fait la richesse d’un individu, c’est sa pluralité ; j’affirme qu’un joueur qui a une formation, des centres d’intérêts autres que le rugby est un meilleur athlète, un meilleur joueur de rugby qu’un gars qui est mono-thématique » ;
Laurent de la Clergerie, patron de LDLC, a abordé cette question de l’ambivalence du travail, en évoquant la semaine de 4 jours mise en place dans son groupe. Oui cette semaine des 4 jours libère un jour de plus, soit pour se reposer, soit plus couramment pour travailler ailleurs afin de gagner plus. Mais cela ne semble pas être suffisant pour donner du sens au travail ; parce qu’on le voit bien et ça a été évoqué en filigrane dans la discussion : même s’il y avait 4 jours « full sense » au travail, il en resterait encore 3 jours à vivre ; ce qui fait quand même beaucoup. Et ces 3 jours à vivre, comment les habiter si on n’a pas trouvé le sens dans le travail ?
Alain Mérieux a lancé un appel aux chefs d’entreprise : « Vous faites un boulot formidable… mais lâchez le volant pour vous occuper des invisibles ; il y a dans le Rhône 25 000 personnes sans logement, il nous faut nous montrer au côté d’eux ». À travers la parole de ce grand patron lyonnais, on a touché du doigt peut être une des images de l’Évangile les plus fortes.
Jésus traverse Jéricho, et après le village, sur le bord du chemin se trouve un aveugle, doublement invisible, car il ne voit rien et la foule le cache de sorte qu'il n’est pas vu non plus. Il ne lui reste plus que la voix pour qu'il se mette à crier : « Jésus fils de David, aie pitié de moi ». Sans le dire Alain Mérieux est venu faire entendre cette voix. -
La 4ème hypothèse, nourrie par bon nombre d’intervention, est que le sens du travail se détecte dans ses effets sur l’humain. Il a beaucoup d’effets positifs. Moment très fort, la prise de parole de Jean-Marc Richard de l’AMIPI, cette entreprise qui emploie des personnes avec une problématique cognitive ; il a parlé du travail qui guérit, du travail qui fait grandir par l’apprentissage.
Comment ne pas y reconnaître cette image de l‘évangile où Jésus le Messie attendu, le Messie à l’œuvre, se met en mode pause et envoie ses disciples à sa mission. Il leur fait faire l’apprentissage de la mission et le résultat est l’œuvre missionnaire elle-même. Mais ce que note Jésus, c’est que leurs noms sont inscrits dans les cieux. Est-ce qu’on peut aller jusqu'à penser qu’à un moment donné le travail, quand il est fait à un haut niveau d’humanité, dépasse complètement les objets ou les services produits et se lit dans l‘inscription de quelque chose dans le cœur de Dieu, comme une trace divine du travail humain.
La condition de ce miracle est la compréhension. Les salariés veulent comprendre. Laurent Berger l'a rappelé à plusieurs reprises, mais pas seulement lui. Jean-François Rial du groupe Voyageurs du monde va reprendre ce mot Comprendre. Il éclaire l’auditoire en précisant que comprendre est une disposition d’être qui fait grandir : « C’est pour ça qu’il faut que tout le monde comprenne. »
Ainsi on peut commencer à rechercher le sens du travail dans le lieu où il pourrait bien éclore. S'il est fonction de notre capacité à comprendre, c'est à dire à embarquer du sens pour partir au loin, alors le sens du travail se trouve sur l'horizon auquel il nous ouvre, sur l’avenir qu’il permet, l'avenir du travailleur lui-même. Un avenir qu’il permet aussi à l’utilisateur du produit de ce travail.
Mais attention, le travail n'est pas à l’image de notre avenir, car l’avenir n’existe pas et n'a donc pas de figure. En revanche, des éléments de notre vie peuvent être comme des miroirs au sens du travail.
Notre journée d'étude nous a donné à voir 5 effets miroirs :
1 / Le travail est à l’image de nos rêves
Jésus dit à ses disciples « Vous verrez des choses plus grandes encore » !
Jean-Dominique Senard, en début de journée, nous confie qu’il avait eu dans sa jeunesse le rêve d’être préfet chargé de l’aménagement du territoire ; un rêve d’adolescent qu'il n'a pas oublié et qui éclaire sa manière de s'engager au service de Renault Group.
Jean-Baptiste Barféty analyse que le travail doit remplir 3 conditions pour faire rêver :
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il lui faut une utilité sociale - pourquoi pas être préfet bien sûr ;
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il faut qu'il ait du sens, argument circulaire puisque c'est bien ce que nous cherchons à comprendre. Pour en sortir, Émeline Baume de Brosses, la première vice-présidente de la Métropole, ouvre la perspective en proposant cette piste : « Tous les métiers ont du sens, certains métiers sont plus essentiels au regard des enjeux du moment ». Alors quel essentiel avons-nous à faire vivre aujourd’hui ? C’est un appel à ouvrir les yeux ;
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enfin, l'enjeu est dans le management : le rêve peut devenir un cauchemar. Un intervenant a rappelé cette cruelle enquête : quand on demande à un salarié quel est le pire dans son travail, il répond majoritairement : « le manager ». Dur à entendre. C'est alors le moment de se rappeler la question de fond qui nous est donné dès la Genèse « Qu’as-tu fait de ton frère ?
2 / Le travail est à l’image du contexte dans lequel nous vivons
Selon Florence Poivey de Wordskills France : pour faire découvrir à un jeune en difficulté le sens du travail, il faut (il suffit de ?) « Mettre à côté du jeune, un champion qui a franchi, dans sa vie sportive, des limites, et la simple juxtaposition ouvre un horizon de sens au jeune ».
Sur un autre registre, Jean Roche de la SNCF a attaqué franchement la question des organisations ; il évoque l’organisation matricielle qui consiste, selon lui, à mettre le collaborateur dans une case. Cette dernière se rétrécit au fur et à mesure qu’il reçoit des injonctions contradictoires. Pour nous faire rêver, il nous a parlé d’une ligne plutôt qu’une case où tous les métiers sont réunis, une mise en cordée professionnelle en quelque sorte.
Et puis il y a cette fameuse image de la construction de la cathédrale par trois tailleurs de pierres. À chacun on demande ce qu'il fait. Le premier tailleur dit qu'il taille une pierre, le second qu'il construit un mur et le 3ème qu'il construit une cathédrale. Mais cette image s'applique mal, selon Pierre-Yves Gomez, aux temps qui sont les nôtres. Car selon lui, « si en cours de chantier vous commencez à dire que ça ne sera pas une cathédrale mais un hangar évidemment le rêve risque de s’effilocher un petit peu... » Or ce genre de changement est fréquent actuellement.
3 / 3ème image possible : Le travail est à l’image du capitalisme dans lequel nous sommes.
Nous avons eu un moment jubilatoire, celui de « la fresque à la Malraux » selon les mots de Jean-Dominique Sénard : « Si globalement le capitalisme perd son sens, en perdant sa dimension sociale (et les exemples historiques sont légion), il ne faut pas espérer que ceux qui travaillent dans ce système-là puissent y trouver un sens pour leur vie ».
Le travail gagne du sens dans un capitalisme qui se ferait dialogal ; c'est, en tout cas, l’expérience qu’a donnée Laurent Berger dans plusieurs de ses interventions. Mais on a aussi entendu l’image du capitaine d’industrie, très belle image finalement, qui emmène au loin, ou alors celle du chef d’orchestre donné par Didier Kayat de Daher : le chef d’orchestre, c'est celui qui sait donner de la puissance aux autres.
Tout cela ne nous écarte pas de l’Évangile. Un jour, Jésus dit une phrase un petit peu dure à entendre mais dans le contexte de notre journée elle a peut-être réveillé les consciences : « C’est la mesure que vous utiliserez pour autrui qu’on utilisera pour vous ». Ayons donc à cœur, semble dire Jésus à tous les intervenants d’hier, d’inventer un capitalisme généreux, humain, social, parce que c’est finalement lui qui nous fera ce que nous allons devenir.
2 autres propositions :
4 / le travail à l’image de l’homme.
Thomas Jauffret de Vocation and co nous dit que l’intelligence artificielle nous pose la question « qu’est-ce que l’être humain ? » et Angélique de Lencquesaing, Directrice générale du site iDealwine rappelle qu’il y a 3 formes d‘intelligence dans l’homme : l’intelligence analytique pour laquelle l’intelligence artificielle est peut-être meilleure ; mais reste encore l’intelligence créative et l’intelligence pratique. L’homme n’est pas simplement une force de travail.
OUI, donc, à un travail à l’image de l’homme à condition de prendre l’homme dans toutes ses dimensions n’oubliant pas sa dimension spirituelle. Jésus dira à ses disciples « Ne craignez pas ceux qui veulent tuer votre corps, craignez ceux qui s’en prennent à votre âme ». Craignons un système où le travail serait sans âme.
5 / Le sens du travail n’est-il pas à aller chercher dans l’image de l’œuvre de Dieu ?
Pierre Yves Gomez, à la fois économiste et philosophe, nous a mis sur la piste. Il sait très bien que le travail a forcément du sens. Il en a même trois, presque par définition. Il a le sens objectif de ce qu'il permet de faire, le sens subjectif que lui donne celui qui l’a fait et enfin le sens collectif de la chaîne dans lequel il s'inscrit : tel objet a pu être réalisé parce que d’autre avaient fabriqué l’établi et produit l’électricité ; l‘objet lui-même servira à d’autres. Mais, nous a prévenu Pierre-Yves Gomez, un sens important du travail a bien été perdu de nos jours, c’est le sens commun du travail. Pour lui, nous sommes dans ce temps décevant où le sens du travail ne permet plus la relation.
Quel est ce sens commun du travail à retrouver ? C’est l’accord partagé entre nous sur ce que c’est que de se mettre au travail, un accord en société - encore faut dire apprendre à parler entre nous.
Le Père Guillaume Derville a fait une synthèse très forte de tout cela. Pour lui le travail de l’homme est participation à l’œuvre de Dieu, une œuvre créatrice, par la faculté de production du travail. C'est aussi une œuvre rédemptrice de Dieu car tout travail, d'une certaine manière, est réparation, aménagement, soins, services de l’homme. Le travail prend tout son sens dans le service de l’homme comme Dieu lui-même est au service de l’homme. Enfin l’œuvre de Dieu est une œuvre de récapitulation ; le Père Derville nous invite donc à la prière car le travail humain fait le monde dans lequel nous sommes et ce monde, nous sommes appelés à l’offrir à Dieu.
Le mot de la fin de la journée qui sera également ma conclusion, je le puise dans les paroles du Père Victor, l’assistant du provincial assomptionniste, qui a rappelé la devise des religieux de l'Assomption : « Que ton règne vienne ». Finalement le sens du travail ne serait-il pas à l’image du Royaume de Dieu que les assomptionnistes aiment situer « en nous et autour de nous » ?