Entreprise responsable : où en est le courage aujourd'hui ?
L’événement fait immédiatement scandale : on s’attendait à ce que le rescapé du goulag, l’écrivain dissident, fustige à nouveau le communisme. Au lieu de cela, il s’en prend au modèle occidental en condamnant fermement l’amollissement des consciences que provoquent la froideur juridique et l’obsession du confort.[1] « Le déclin du courage est peut-être ce qui frappe le plus un regard étranger dans l’Occident d’aujourd’hui », déclare-t-il d’entrée de jeu, à la stupeur de l’auditoire.
Puisque les entretiens de Valpré portent cette année sur le thème du courage, il peut être intéressant de se demander ce qui a changé depuis le discours de Harvard. Où en est le courage aujourd’hui ? A quoi ressemble-t-il ? Quels en sont les facteurs limitants ?
Le sujet de l’entreprise « responsable » a le grand mérite de cristalliser toutes ces questions. Après plus de quarante années d’hégémonie d’un système économique fondé sur l’opulence et le court-termisme, on assiste aujourd’hui à une nouvelle mutation du capitalisme. Raison d’être, social business, comptabilité écologique, performance globale, gouvernance partagée : assurément, il faut une certaine dose de courage pour s’emparer de ces sujets en tant que dirigeant d’entreprise. Car cela implique de changer des habitudes solidement ancrées, de s’exposer à la critique, d’avoir suffisamment de recul pour concevoir les référentiels de la nouvelle économie.
Mais, précisément, le courage se satisfait-il de référentiels ? Se contente-t-il d’épouser les tendances ? S’exprime-t-il dans la simple application des normes ? Car autant les dirigeants qui se lancent dans ces réformes sont encore minoritaires, autant la pression des parties prenantes et le durcissement de la réglementation laissent peu de doute sur l’avènement d’un « capitalisme responsable ».
Or l’actualité donne malheureusement chaque jour un aperçu des dangers qui guettent ce grand mouvement. Il y a bien sûr le social et le greenwashing, les faux-semblants, les amalgames pour redorer son image : Bentley qui prétend avoir une usine « neutre en carbone ».[2] Mais il y a aussi le social et le greenbashing, cette culture de la délation qui fait affront à l’esprit critique : la marque Dove boycottée à cause d’une publicité maladroite. Un salarié de Starbucks licencié sur le champ pour une mauvaise plaisanterie. La moralisation que décrivait Philip Roth dans les universités américaines il y a vingt ans[3] s’étend maintenant partout, y compris en entreprise.
Le vrai courage, dans ces conditions, consiste à corriger les défaillances du passé sans tomber dans les facilités d’un avenir idéologisé qui se drape dans de fausses vertus. Ni statu quo donc, ni chasse aux sorcières. Ni cynisme, ni dogmatisme dévot. C’est en d’autres termes le courage de la complexité : il nous faut des dirigeants capables de reconnaître les dérives du capitalisme de prédation tout en alertant sur les dangers du capitalisme de la restauration.
Dans l’un de ses derniers ouvrages, le philosophe François Jullien constate les limites de nos politiques et les incertitudes majeures que traverse actuellement la planète. Mais plutôt que de sermonner du haut de sa chaire, il invite à détricoter les conformismes idéologiques qui nous enlisent, y compris quand il s’agit de penser l’avenir et le progrès.[4] Effectuer un pas de côté, un « écart de pensée », à l’image des scientifiques et artistes parvenus à faire « dé-coïncider » le monde : voilà le courage auquel nous sommes appelés aujourd’hui.
François-Régis de Guenyveau
Kéa & Partners
[1] Alexandre Soljénitsyne, Discours de Harvard 1978 (texte publié par Les Belles Lettres en 2014 sous le titre Le déclin du courage)
[2] Les usines auto neutres en carbone, ça n'existe pas, Challenges, juin 2021
[3] Philip Roth, La tache, Gallimard, 2002
[4] François Jullien, Politique de la décoïncidence, L’Herne, 2020